Fumer la pipe est un geste complexe, qui met en branle plusieurs niveaux dans l’attention. Lorsqu’il allume son tabac, le fumeur engendre un mouvement qui ne se termine jamais : les cendres finissent par renaître, le feu par se raviver, la concentration par se raffermir. Chaque pipe allumée, dès le premier instant, contient en germe une infinité d’autres pipes, d’autres instants. Il faut donc accorder à ce premier geste toute l’importance qu’il mérite. Confucius disait :
Connaître l’infime amorce ne tient-il pas de l’esprit à son comble ? [...] L’infime, c’est
l’imperceptible commencement du mouvement, le tout premier signe visible du faste.
(Confucius, Xici, B5)
« L’esprit à son comble » : c’est bien cela qui caractérise le fumeur de pipe et l’attention qu’il porte à chaque mouvement de sa bouffarde. D’une part, prendre garde à ce que le foyer reste allumé, maîtriser son souffle afin de ne pas surchauffer le fourneau ; d’autre part, intérioriser le tabac, accepter les métamorphoses qu’il opère en soi. Ce sont les deux extrêmes du fumage de la pipe, ses deux pôles : son Yang et son Yin.
Si l’on décompose le mouvement tabagique, on se rend compte que ces deux pôles mettent en jeu huit « attentions » primordiales que le fumeur devra respecter s’il veut parvenir à un plaisir et à une ouverture d’esprit optimaux.
Nous avons d’un côté les attentions supérieures (celles qui concernent l’aspect purement impulsif : essentiellement l’allumage) et les attentions inférieures (celles qui participent au mouvement profond, mûrissant : le souffle intérieur). Soit, si l’on sépare ces huit attentions en deux fois quatre :
-
1.Attentions supérieures
-
-La mise en route, l’allumage à proprement parler.
-
-L’impulsion, la stimulation du foyer : faire prendre le feu.
-
-Une certaine légèreté, un relâchement nécessaire : ne pas surchauffer.
-
-Une totale lucidité d’esprit : la maîtrise consciente du souffle-pneuma.
-
2.Attentions inférieures
-
-Accepter l’impulsion inspiratoire, le souffle intérieur.
-
-Être calme, stable, imperturbable.
-
-Être patient, attentionné aux effets du tabac. Se voir modelé par lui.
-
-Se laisser aller à l’instant, à n’être que pure réceptivité.
On voit ici que le « supérieur » s’oppose à l’« inférieur » de la même façon que, chez Freud, le « conscient » s’oppose à l’« inconscient » ou, chez Baudelaire, la « technique » s’oppose à l’« inspiration ». Les deux ne se nient pas ; ils ne s’excluent pas ; au contraire, ils se complètent.
Car ces « huit attentions » n’ont rien de hasardeux ou de fortuit. Elles suivent en réalité le schéma des huit trigrammes qui définissent l’espace dans la philosophie taoïste et qu’on peut retrouver dans l’image suivante :